Saisi par le Premier ministre, Mateusz Morawiecki, le Tribunal constitutionnel polonais a rendu un arrêt retentissant, après cinq audiences au cours desquelles le Président de la République, la Diète, le Ministre des affaires étrangères et le Commissaire chargé des droits de l’homme, ont pu exprimer leurs vues. Non sans audace, le Tribunal, par dix voix sur douze, a jugé que plusieurs dispositions du Traité sur l’Union européenne sont incompatibles avec la Constitution polonaise.

Tout d’abord, le Tribunal a rappelé que le Traité prévoit que l’Union européenne (UE), établie par des États égaux et souverains, crée « une union sans cesse plus étroite entre les peuples de l’Europe » (art. 1-2 TUE) et qu’« en vertu du principe de coopération loyale, l’Union et les États membres se respectent et s’assistent mutuellement dans l’accomplissement des missions découlant des traités » (art. 4-3 TUE). Or, il considère que l’intégration, sur la base et en vertu de l’interprétation de la Cour de justice de l’UE, marque « une nouvelle étape » dès lors que  les autorités de l’Union agissent hors des compétences qui leur ont été conférées par la Pologne à travers les traités, que la Constitution n’est plus la loi suprême du pays et que la Pologne ne peut plus fonctionner comme un État souverain et démocratique. Cette évolution lui apparaît incompatible avec les dispositions constitutionnelles selon lesquelles la Pologne est un État démocratique mettant en œuvre les principes de justice sociale, la constitution est la loi suprême du pays, et la République polonaise peut céder à une organisation internationale, « en vertu d’un traité », les compétences des pouvoirs publics sur certaines matières.

Ensuite, le Tribunal a jugé que dans la mesure où le Traité UE (art. 19-1, 2e al.), dans le dessein « d’assurer une protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l’Union », prévoit des voies de recours et donne aux juridictions nationales compétence pour contourner les dispositions de la Constitution, juger sur la base de dispositions non contraignantes qui ont été révoquées par la Diète ou déclarées inconstitutionnelles par le tribunal constitutionnel, ces dispositions sont incompatibles avec la Constitution. Celle-ci prévoit que les juges sont indépendants et ne sont soumis qu’à la Constitution et aux lois, que les décisions du Tribunal constitutionnel sont obligatoires erga omnes et définitives.

Enfin, le Tribunal a estimé que les dispositions du Traité UE destinées à assurer une protection juridictionnelle effective dans les matières couvertes par le droit européen et à garantir l’indépendance des juges, sont incompatibles avec la Constitution dès lors qu’elles donnent compétence aux juridictions nationales pour contrôler la légalité de la procédure de nomination des juges nationaux, y compris la nomination d’un juge par le Président de la République ou une résolution du Conseil national de la magistrature relative à une telle nomination. En effet, selon la Constitution, les juges sont nommés par le président de la République, sans contreseing, sur proposition du conseil national de la magistrature.

La réaction n’a pas tardé. La Commission européenne a répliqué que « le droit de l’UE prime sur le droit national, y compris les dispositions constitutionnelles » et qu’elle n’hésiterait pas « à se servir de ses pouvoirs garantis par les traités pour sauvegarder l’application uniforme et l’intégrité des lois de l’Union européenne ».

Ce ton péremptoire n’est pas fortuit. Depuis des années le gouvernement conservateur polonais est en conflit avec l’Union ; depuis des mois cela confine à la crise. À la suite des élections de 2015, le parti conservateur et catholique arrive à la Présidence de la République et au gouvernement. Dès 2016, la Commission engage un dialogue avec le gouvernement en vertu du « cadre pour l’état de droit » considérant « l’existence d’une menace systémique » dans ce pays ; en 2017, elle déclenche la procédure prévue à l’article 7 du Traité relative à la constatation d’un risque clair de violation grave de l’état de droit. Une série de procédures d’infraction sont ouvertes devant la Cour de justice de l’UE qui a prononcé plusieurs condamnations portant sur l’indépendance du pouvoir judiciaire, la Cour suprême et l’ensemble du système judiciaire polonais. Pour les autorités polonaises, soucieuses de purger la justice polonaise de « l’héritage communiste » et de la corruption, ce harcèlement procédural dénote « l’ingérence de la Cour de justice dans le système juridique polonais » ; la Présidente du Tribunal constitutionnel, Julia Przylebska, estime que les institutions européennes « agissent au-delà du champ de leurs compétences ». En 2019, la Cour de justice déclare contraires au droit de l’Union diverses dispositions relatives à la chambre disciplinaire de la nouvelle loi sur la cour suprême et l’affaire se poursuit à la faveur de renvois préjudiciels, de mesures provisoires et de recours en constatation de manquement.

Le 6 octobre dernier, veille de l’arrêt du Tribunal constitutionnel, la vice-présidente de la CJUE rejetait la demande de la Pologne de rapporter l’ordonnance qui exige la suspension immédiate des dispositions nationales relatives aux compétences de la chambre disciplinaire. Déjà en mars 2021, la Cour de justice avait jugé que les modifications de la loi polonaise sur le Conseil national de la magistrature qui ont pour effet de supprimer le contrôle juridictionnel effectif des décisions de ce dernier lorsqu’il présente au Président de la République des candidats aux fonctions de juge à la Cour suprême, sont susceptibles de violer le droit de l’Union. Ces débats ont débordé le cadre de la Cour. Ainsi, le commissaire européen chargé de l’économie menace : le dossier judiciaire de la Pologne pourrait avoir des conséquences sur le versement des fonds de relance à cet État, l’Union n’ayant pas encore approuvé les 23 milliards d’euros de subventions ni les 34 milliards d’euros de prêts qui lui sont destinés. Le gouvernement polonais y voit « un chantage » tandis qu’en septembre 2021 la Commission le poursuit de sa vindicte : d’une part, elle demande à la Cour d’infliger des astreintes journalières à la Pologne jusqu’à ce qu’elle suspende ses réformes judiciaires, et d’autre part, elle adresse une mise en demeure au gouvernement polonais au motif qu’il n’a pas pris les mesures nécessaires pour se conformer à l’arrêt de la Cour du 15 juillet constatant l’incompatibilité de la loi sur le régime disciplinaire à l’encontre des juges avec le droit de l’Union.

Par delà le différend judiciaire, c’est le heurt entre deux conceptions politiques de l’État-nation et de l’Europe fédérale qui s’exprime. À la vision d’une Union fondée sur le fédéralisme normatif et le rôle du juge qui tend à le faire respecter, s’opposent la souveraineté nationale et le respect de la volonté des peuples exprimée à travers l’élection dans le respect de traités librement acceptés.

La querelle polonaise connaît pourtant des précédents dans lesquels le zèle de la Commission a été moins sourcilleux. Pendant plus de vingt ans, le Conseil d’État français a résisté à la jurisprudence de la Cour relative à la primauté du droit européen sur la loi nationale. Arc-bouté sur l’arrêt rendu en 1968 dans l’affaire des fabricants de semoule, il a reconnu ce principe en termes laconiques par son arrêt Nicolo en 1989. Encore faut-il rappeler que pour l’assemblée du contentieux du Conseil d’État (Sarran et Levacher, 1998), suivie par la Cour de cassation (Fraisse, 2000), « la suprématie conférée aux engagements internationaux (par l’art. 55 de la Constitution) ne s’applique pas, dans l’ordre interne, aux dispositions de nature constitutionnelle ». Le Conseil constitutionnel lui-même resterait-il impuissant si une loi mettant en œuvre le droit de l’Union, tel qu’interprété par la Cour de justice, violait les normes constitutionnelles ?

En Allemagne, la Cour constitutionnelle a longtemps émis des réserves au principe de primauté du droit européen relatives au respect des droits de l’homme ou de l’identité constitutionnelle tels que protégés dans l’ordre juridique allemand. Les arrêts Solange ou relatifs au mandat d’arrêt, au traité de Maastricht ou de Lisbonne en témoignent. Plus nettement encore, de façon inédite, par son arrêt du 20 mai 2020, au titre du contrôle ultra vires, la Cour constitutionnelle fédérale a critiqué le défaut de contrôle de la Cour de justice sur la Banque centrale européenne. Elle a jugé qu’étaient inapplicables en Allemagne les actes des institutions de l’UE qui dépassent les compétences attribuées par les traités qui ne peuvent être modifiés que par les États.

Enfin, chacun se souvient du tollé soulevé par l’arrêt Factortame en 1990 au Royaume-Uni lorsque la Cour de justice imposa que soit écartée la règle de la common law de nature constitutionnelle selon laquelle il n’y a pas d’injonction contre la Couronne. Sans doute la Chambre des Lords faisant fonction de cour suprême s’est soumise à la solution de la Cour de justice qui faisait prévaloir le droit européen.

Toutefois, ce qui pouvait passer pour un diktat aux yeux de certains membres du Parlement n’a pas manqué de nourrir une certaine rancœur eurosceptique à l’égard de l’Union qui a abouti au Brexit. Les Britanniques ont montré que la dictature arrogante de la Commission aux membres non élus n’était pas compatible avec la souveraineté du Parlement anglais.

Le différend lancinant entre la Pologne et l’Union pourrait-il conduire à un Polexit. Pour l’instant non affirme M. Kaczinski, chef du parti au pouvoir « Droit et justice » : « Nous voyons sans équivoque l’avenir de la Pologne dans l’Union européenne ». Mais d’autres responsables politiques, tel le vice-président de la Diète, appellent d’ores et déjà à des solutions drastiques. Le droit fédéraliste saurait prévaloir sur l’intérêt et les aspirations des nations ? C’est toute la question.

« Souvenez-vous de ceci, disait le général de Gaulle au garde des sceaux Jean Foyer : il y a d’abord la France, ensuite l’État, enfin, autant que les intérêts majeurs des deux sont sauvegardés, le droit ».

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Professeur Agrégé des Facultés de droit. Membre de Littleton Chambers, Barristers, London Ancien Directeur exécutif de l’Université Paris-Sorbonne Abu Dhabi. Président du Conseil scientifique de l'OEG.